Que se passe-t-il ?

Aujourd’hui, c’est la Journée mondiale de l’alimentation et le thème de cette année est “l’eau”, un élément absolument essentiel pour cultiver des produits alimentaires. Mais les effets du changement climatique vont compliquer la situation : les précipitations deviennent plus imprévisibles, les sécheresses plus récurrentes, tandis que les champs auront besoin de plus d’eau en raison des températures plus chaudes. Étant donné que près des trois quarts des terres cultivées dans le monde dépendent de la pluie, nous courons à la catastrophe.

Afin d’atténuer les effets du changement climatique, des politiques bien intentionnées de conservation et de gestion de l’eau, souvent adoptées par des bailleurs de fonds internationaux comme la Banque mondiale, encouragent l’expansion de « l’irrigation durable » (c’est-à-dire des systèmes économes en eau tels que l’irrigation au goutte-à-goutte). Mais comme l’irrigation moderne utilise de l’eau pompée dans des réservoirs (comme les nappes phréatiques), cela peut entrainer des conséquences néfastes pour les populations et la planète.

Rapport sur l’irrigation en Espagne – Greenpeace se rend à Bardenas, dans la communauté forale de Navarre, en Espagne, pour documenter les effets de la sécheresse. Outre le manque de pluie, une mauvaise gestion et un système d’irrigation incontrôlé aggravent la situation du pays. Environ 75 % de son territoire est déjà menacé de désertification.

Pourquoi c’est important

L’agriculture est déjà de loin le principal facteur de pénurie d’eau dans le monde, puisque 70 % de l’eau utilisée par l’humain sert à produire de la nourriture, principalement par l’irrigation des cultures et l’alimentation du bétail. À l’heure actuelle, un quart des cultures mondiales sont irriguées, mais environ un tiers d’entre elles sont déjà confrontées à un stress hydrique extrêmement élevé, ce qui signifie que leur utilisation d’eau douce n’est absolument pas durable. L’eau utilisée pour l’irrigation provient généralement des mêmes sources d’eau que celles utilisées pour les ménages et les services énergétiques. Et comme de plus en plus de cultures dépendent de l’eau des rivières et des nappes phréatiques, il y a moins d’eau disponible pour d’autres usages, tels que l’eau potable ou l’eau destinée à l’assainissement.

Dans certaines régions du monde, lorsque le stress hydrique est déjà élevé, il peut créer une concurrence entre l’utilisation de l’eau pour la boisson et pour l’irrigation. Cette concurrence renforce également l’inégalité entre les sexes : les femmes sont chargées de la collecte de l’eau dans huit ménages sur dix lorsqu’il n’y a pas d’eau sur place. Le fait de parcourir de longues distances pour aller chercher de l’eau les rend plus vulnérables aux agressions potentielles et aux douleurs physiques, et le temps perdu pour ce trajet est autant de temps perdu pour combler le fossé des inégalités entre les sexes.

Rizière utilisant l’eau du ruisseau Pha Khao, l’une des principales ressources en eau de la communauté de Kaboedin à Chiang Mai, en Thaïlande.

Même si nous investissions tout l’argent du monde pour rendre plus efficaces tous les systèmes d’irrigation sur toutes les terres cultivées, cela ne signifierait pas qu’ils deviendraient durables à tous les niveaux. Pourquoi ? Parce que l’accent mis sur l’efficacité ou la rentabilité d’une ressource a des effets pervers et peut en fait conduire à une consommation accrue. Dans le secteur de l’énergie, par exemple, le discours public s’est concentré pendant des années sur l’amélioration de l’efficacité des moteurs des voitures, bien qu’il ait été prouvé que cela entraînait une augmentation de la consommation de carburant. Il en va de même dans le contexte de la rareté de l’eau : l’économie d’eau par hectare dans une exploitation agricole pourrait encourager une production accrue, ce qui augmenterait la consommation d’eau dans son ensemble.

Ce que nous en disons

L’idée selon laquelle nous devrions nous concentrer sur l’amélioration de l’efficacité de l’utilisation de l’eau repose sur l’hypothèse que nous devrions conserver notre système alimentaire mondial tel qu’il est, en le rendant simplement un peu plus efficace (et surtout plus productif).

Mais cela revient à mettre un cautère sur une jambe de bois. Notre système alimentaire mondial est en train de sombrer : il est responsable d’un tiers du total des gaz à effet de serre. L’agriculture est le principal moteur de la déforestation et la cause la plus importante de la disparition de la faune et de la flore. Elle n’est pas seulement la principale responsable de la pénurie d’eau au niveau mondial, elle est aussi une cause majeure de la pollution de l’eau dans le monde

Il est légitime de s’inquiéter de la diminution de nos ressources en eau lorsque l’on réfléchit à l’avenir de la production alimentaire. Plutôt que de débattre des techniques d’utilisation efficace de l’eau, qui ne feraient que contourner un problème beaucoup plus vaste, nous devrions orienter le débat vers des changements systémiques et mettre sur la table les questions suivantes : qui est derrière notre système alimentaire défaillant et pour qui produit-il ? 

Juin 2022 : Manifestation pacifique devant le Ministère du Développement Agricole et de l’Alimentation à Athènes, Grèce. Des militants de Greenpeace Grèce ont remis une carte postale de remerciement au ministère du Développement agricole et de l’Alimentation, protestant contre le manque d’action face aux prix élevés des denrées alimentaires et à la crise alimentaire à laquelle nous sommes confrontés en raison de l’invasion russe en Ukraine.

Qui devrait décider de notre système de production alimentaire ?

Le système alimentaire industrialisé actuel est concentré entre les mains de quelques multinationales de l’agroalimentaire qui privilégient les profits au détriment des personnes. Un système alternatif est possible, plus collaboratif, socialement plus juste, plus écologique, et dans lequel les communautés ont le contrôle et le pouvoir sur la façon dont il est façonné. Un système alimentaire qui donne la priorité à la souveraineté alimentaire est un système alimentaire gouverné par des personnes qui décident des systèmes agricoles qu’elles veulent pour elles-mêmes. Les peuples autochtones, qui gèrent les ressources naturelles sur un quart des terres de la planète, gèrent et gouvernent l’eau depuis des temps immémoriaux et leurs connaissances ont énormément contribué au développement de pratiques durables de gestion de l’eau. Laisser l’agriculture et la gestion des intrants (tels que l’eau) entre les mains des communautés agricoles locales est le meilleur moyen de garantir une gestion meilleure et plus juste des ressources, sur la base des principes de gestion durable, de conservation et d’équité.

Production de farine de manioc dans le village de Sawré Muybu dans la forêt amazonienne

Pour qui devrions-nous produire des denrées alimentaires ? 

Les entreprises agroalimentaires et les multinationales défendent souvent leur modèle, arguant que l’agriculture industrielle telle que nous la connaissons “nourrit le monde” et qu’elle devra accroître sa production face à l’augmentation de la population mondiale. La population mondiale augmente en effet, mais le nombre de personnes souffrant de la faim aussi : pas moins de 750 millions de personnes sont confrontées à la faim aujourd’hui, soit 20 % de plus qu’il y a seulement trois ans.

Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas assez de nourriture pour tout le monde, mais parce qu’elle n’est pas utilisée et distribuée correctement. Bien qu’à l’échelle mondiale, les terres cultivées s’étendent et que les rendements agricoles augmentent globalement, la part des cultures vivrières destinées à la consommation domestique directe n’augmente pas. Cela s’explique par le fait que la concurrence pour d’autres utilisations s’accroît.

L’alimentation animale en est un excellent exemple. Greenpeace a estimé que 59 % du blé produit en Europe est destiné à l’alimentation animale, principalement pour le bétail élevé dans des fermes-usines. Au niveau mondial, 41 % de l’eau agricole totale est utilisée pour la production d’aliments pour le bétail, tandis qu’un cinquième de l’eau douce utilisée dans l’agriculture sert à produire des aliments pour le bétail plutôt que des aliments pour les humains. Considérer ces chiffres sous l’angle de la justice alimentaire donne l’effet d’une douche froide. Les animaux d’élevage « sont des aliments », mais ils en consomment beaucoup plus qu’ils n’en produisent (c’est ce qu’on appelle le coefficient de conversion alimentaire). Cela signifie également que l’empreinte hydrique des animaux d’élevage intensif est beaucoup plus élevée que celle des céréales.

Manifestation contre Avel Vor Mega Livestock à Landunvez, Bretagne, France – Dans une prairie près de la ferme Avel Vor, des bénévoles ont déployé une banderole géante de 35 mètres de long sur laquelle on peut lire “Des fermes, pas des usines”.

Ce qu’il faut faire maintenant

Pour transformer positivement notre système alimentaire mondial afin de réduire son empreinte sur l’eau, les décideurs politiques ont du pain sur la planche. Ils doivent réorienter les subventions afin d’aider les petits exploitants à prendre le contrôle de nos systèmes alimentaires et ils doivent donner la priorité à l’alimentation humaine. Dans les pays riches, cela signifie concrètement, et entre autres, la mise en œuvre de politiques visant à réduire la production de viande et à réorienter les régimes alimentaires riches en viande et en produits laitiers vers des aliments d’origine végétale. 

Au-delà de l’élaboration des politiques, le thème de la Journée mondiale de l’alimentation de cette année nous incite tous, en tant qu’individus, à réfléchir à l’empreinte sur l’eau des aliments que nous consommons. La réduction du gaspillage alimentaire et la priorité donnée aux aliments à faible empreinte hydrique, tels que les aliments d’origine végétale, constituent un bon point de départ. La nourriture que nous récoltons et mangeons ne doit pas se faire au détriment de l’eau que nous buvons. Protéger la nature et les ressources en eau des effets dévastateurs de l’agriculture industrielle est une nécessité pour notre survie.

Sophie Nodzenski est chargée de campagne pour l’alimentation et l’agriculture à Greenpeace International.